L’exil en Corse de sa Majesté Mohammed V par Charles André Julien.
Le Maroc face aux impérialismes.
1953
Au Maroc, la besogne de police fut expédiée avec promptitude, méthode et brutalité. Tout était préparé pour lâcher, au moment opportun, les cavaliers des tribus qui ne manifestaient d’elles-mêmes aucune velléité de faire mouvement. Vallat, Blesson et Boniface, échaudés par le précédent de Juin, attendaient l’adhésion de Paris avant d’engager l’opération. C’est au cours de la conférence tenue à Casablanca, dès l’arrivée du résident à trois heures du matin, que se passa une scène qui, en toute autre occasion, eût paru burlesque. La Tour du Pin, qui avait accompagné Guillaume au Quai d’Orsay, révéla que Bidault s’était informé si «les troupes marchaient ». Boniface, qui savait ce que parler veut dire, s’écria :«Elles vont marcher !» et, sans attendre, alla téléphoner : «Faites-les monter à cheval.»Quant à Guillaume, après avoir reçu du Glaoui le refus qu’il escomptait, il fit cerner le Palais de Rabat par des blindés et somma le sultan d’abdiquer ses pouvoirs entre les mains du grand vizir. Sur son refus, il fit procéder par le chef de la Sûreté Dutheil à son arrestation ainsi qu’a celle de ses fils. Les trois prisonniers, appréhendés à l’heure de la sieste, ne purent que jeter une jellaba sur leur pyjama. On leur refusa la permission de saluer les princesses. Hassan II évoquant la scène vingt-trois ans après écrit : «Il│le général Guillaume│fait signe à un officier de gendarmerie qui, revolver au poing, pousse mon père devant lui. Je crains qu’il ne soit abattu. Nous suivons, mon frère et moi, poussés nous aussi, deux mitraillettes braquées sur notre dos.» Les trois hommes cèdent et sont embarquées dans un méchant avion militaire, qui prend son vol à 15heures, sans destination fixe et atterrit en Corse.
Le témoignage du préfet Marcel Savreux, publié en 1977, jette une lumière noire sur le comportement de Paris et de Rabat. Le ministre de l’intérieur, Martinaud-Déplat, lui téléphone, vers 17 heures, qu’il doit accueillir et héberger «la plus haute personnalité du Maroc», dont il ne peut indiquer à quelle heure il arrivera, sinon qu’«il est en l’air» (sic). Il ne précise même pas s’il s’agit du sultan ou du résident. Savreux doit prendre livraison d’une marchandise humaine, dont il ignore tout. C’est à lui de se débrouiller. C’est par la radio suisse qu’il apprend la déposition. L’avion, qui volait vers la France et avait été dérouté à la suggestion improvisée du directeur de cabinet de Laniel, se pose à l’aérodrome l’Ajaccio à 21heures 30.
Le préfet monte dans l’appareil et domine difficilement «émotion, indignation, désarroi», en apprenant que les trois hommes «accroupis sur le sol» et transis de froid, qu’il a pris pour des serviteurs, sont Sidi Mohammed et ses deux fils. Considérant qu’il ne reçoit pas «un prisonnier mais un homme de qualité», au surplus «compagnon de la libération», il lui fait rendre les honneurs militaires.
Cette initiative provoque deux réactions révélatrices. Le colonel Carbonnier, attaché à la Résidence, qui dirige le convoi, mesure à la vue du piquet d’honneur le contraste entre l’embarquement à Rabat manu-militari et l’accueil solennel d’Ajaccio et exprime «sa surprise» en disant à Savreux: «C’est la douche écossaise !» Le sultan qui, au cours du voyage, a dit à ses fils que le moins qui les attend est «le camp de concentration» a «un mouvement de recul marqué» à la vue des soldats en armes. Peut être avait-il entendu parler du duc d’Enghien ? Crainte sans fondement mais qui s’explique dans «le contexte, le climat crées par des moyens où la civilisation française ne se retrouvait pas.»
Le préfet et sa femme s’ingénient à organiser, sans personnel ni crédits, un accueil d’une éminente courtoisie au souverain et à son entourage, la préfecture devant abriter 18 personnes. Le sultan reste dans sa chambre, absorbé par ses prières, cependant que le prince Moulay Hassan assure les contacts. Le 23 août, le comte Clauzel, pour qui Sidi Mohammed éprouve «de la considération et de l’estime», vient s’entretenir avec lui de la situation, en «diplomate de qualité». Savreux et Clauzel tâchent à sauver un honneur qui en grand a besoin. Le préfet distingue fort bien que le caractère de son accueil et sa sollicitude «constituent une sorte de désaveu des méthodes brutales qui, à Rabat, ont marqué le départ du souverain». Il doit s’adapter à des instructions impératives et contradictoires. Il n’est pas l’homme de la situation lorsqu’il refuse d’ouvrir la correspondance de la famille royale et de jouer le rôle de geôlier en rappelant qu’il n’appartient pas à l’administration pénitentiaire. Il proteste quand, après avoir autorisé Thérèse Guibert «gouvernante des princesses» à les rejoindre, on lui intime de ne pas la laisser sortir de l’hôtel de la préfecture. Or elle est Française et ne peut être séquestrée. Aussi avise-t-il le gouvernement qu’il la libérera «sans avis contraire». L’avis ne vient pas. Il s’étonne enfin que le pilote d’un avion, venu de Rabat, lui remette, de la part de la Résidence, «500 000 A.F en billets de banque» sans aucun bordereau. Il voit dans ce procédé «insolite» une preuve de «désarroi» alors qu’il n’est qu’une pratique courante de l’administration de Rabat, incapable de saisir les scrupules professionnels d’un préfet. Au bout de trois semaines, Savreux reçoit l’ordre «de transférer la famille impériale» au petit bourg de Zonza, au sud de l’île : «pour invraisemblable que ce soit, le nouveau lieu d’hébergement a été choisi sans que le préfet soit consulté», sur la seule indication d’un collaborateur de ministre de l’intérieur qui était, autrefois, descendu dans l’établissement retenu. Or il s’agit d’un hôtel dans un tel état de délabrement qu’il éprouve quelque honte à accueillir «des doléances d’autant plus désagréables à entendre qu’elles sont pleinement justifiées». Il est choqué que la surveillance policière, exercée par des professio- nnels de Rabat, ne soit «aucunement discrète; les hôtes sont devenus des détenus». En octobre, le nouveau lieu d’exil est fixé dans un palace loué à Ile Rousse, au nord-ouest de la Corse, sous la surveillance rigoureuse d’un capitaine, qui agissait en «maître de la maison», allant jusqu'à interdire aux princesses «les acquisitions vestimentaires qui lui paraissaient excessives» alors qu’il festoie aux frais du sultan, car ce n’est pas le moindre paradoxe que le sultan doive assumer, sur ses biens propres, les dépenses que nécessite son exil.
«Le souverain» écrira Hassan II en 1976, «devait payer notre prison, le personnel de l’hôtel et nos gardiens», à raison d’un million de francs par jour. «Nous étions prisonniers mais à nos frais.» Sous la pression de la Résidence, qui craignait l’enlèvement du sultan, le conseil des ministres du 20 janvier 1954 fixa à Madagascar la résidence définitive de Sidi Mohammed. Cette nouvelle apportée trois jours plus tard par Clauzel fut accueillie par la famille impériale «avec la plus grande consternation». Méditant sur la situation incohérente et abusive qui lui avait été imposée durant cinq mois, Savreux constate que «les flottements qui se produisaient à Paris reposaient sur une ambiguïté et une hypocrisie originelles, elles mêmes créées par les conditions dans lesquelles la déposition du souverain avait été imposée; imposée au gouvernement de la République». Mais y avait-il eu un gouvernement capable de gouverner ?
Le coup de force contre l’imam des croyants fut effectué la veille de l’Aïd el-Kebir, la cérémonie religieuse la plus importante de l’année, alors que «tous les cœurs musulmans étaient tournés vers la ville de Mina, proche de la Mekke, où les pèlerins procèdent au sacrifice de l’agneau comme le fit Abraham, la seule fête de l’islam où tous les croyants communient, même de loin, au repas du même pardon»
Par ce sacrilège la France perdait la face devant l’islam. Comme il fallait que, le jour de la «grande fête», l’égorgement rituel du mouton fût accompagné d’une prière solennelle prononcée au non du sultan régnant, on s’empressa de régulariser la situation. Le makhzen décida, le soir même, «que Sidi Mohammed ben Youssef ne pouvait plus assumer les obligations dont il avait été investi» et que Sidi Mohammed Ould Moulay ‛Arafa était reconnu «en accord avec le gouvernement français comme seul souverain légitime de l’Empire chérifien». Durant la nuit suivante, des policiers français en armes se présentèrent aux domiciles des ‛oulema de Fès pour qu’ils se réunissent le lendemain, sous bonne garde, pour reconnaître que Moulay ‛Arafa possédait les qualités requises par la tradition musulmane pour exercer la souveraineté. Un alem de Marrakech qui refusa son adhésion fut «arrêté et bastonné jusqu’à résipiscence». Seul demeura irréductible le vénérable fqih el- ‛Arbi el- ‛Alaoui qu’on n’osa pas torturer et qu’on plaça en résidence surveillée dans l’extrême sud. L’assemblée des ‛oulema qui, une semaine plus tôt, avait condamné le Glaoui et le Kittani «consacra le nouveau sultan dans les formes les plus légales, assaisonnées de la traditionnelle contrainte de rigueur en la matière». On ne libéra ses membres de leur claustration, comme les cardinaux du conclave de Viterbe en 1271, qu’après qu’ils eurent obtempéré.




