Palais de la Bahia dans les écrits de Jerôme et Jean Tharaud
Marrakech ou les seigneurs de l’Atlas
Marrakech 1918
« Très loin de la forêt de cèdres, dans un palais dont je suis le seul hôte avec les pigeons qui roucoulent sur les toits de tuiles vertes et s’abattent dans les cours de marbre, autour des vasques, pour y boire… Comment suis-je arrivé ici, dans cette demeure de féerie, par delà l’étonnant pays lunaire aux milliers de cratères éteints? En automobile sans doute, ou plutôt j’ai dû m’assoir sur le tapis magique qui, dans les histoires arabes, abolit les distances et transporte par miracle aux pays les plus charmants… Me voici devenu sultan, pacha, que sais-je? héros d’une aventure merveilleuse, le maître d’un domaine enchanté.
La grâce, la fantaisie, le hasard semblent avoir été les seuls architectes de ce lieu. C’est un dédale, une suite tout à fait désordonnée de cours de marbres et de jardins, autour desquels s’ouvrent des chambres d’un luxe céleste, angélique, avec de hautes portes qui montent jusqu’au toit, toutes peintes de fleurs, d’étoiles, d’arabesques; des mosaïques dont les couleurs semblent briller sous de l’eau qui ruisselle; des bandeaux de plâtre sculptés par une imagination qui semble ne s’épuiser jamais; des plafonds tantôt arrondis en dôme, tantôt en forme de carène, tantôt creusés de grottes d’où descendent des stalactites d’or, d’azur, de vermillon, tantôt plats, traversés de cent poutrelles menues, toujours jonchés de mille fleurs, merveilleux parterres aériens, qui ne connaissent pas de saison, et placés là-haut tout exprès pour distraire une rêverie sans pensée étendue sur un coussin…
Voici une cour de dimension royale avec ses trois jets d’eau. En voici d’autres plus petites avec une seule vasque de marbre; et d’autres entourées d’arcades sous lesquelles s’ouvrent les hautes portes peintes et les petits volets minutieusement enluminés; et d’autres recouvertes d’un toit, qui ne reçoivent de lumière que par de minuscules verres de couleur enchâssés dans une dentelle de stuc, et où les yeux habitués à la grande clarté du dehors sont un moment à reconnaitre le jet d’eau, les portes peintes, tout le mystère précieux qui se cache ici loin du jour.
Voici des jardins qui ressemblent non pas aux jardins de chez nous, mais à d’énormes caisses d’orangers enfoncées dans le sol, en contre-bas d’allées brillantes, toutes pavées de mosaïques, de rosaces et de fleurs d’émail. De ces parterres profonds jaillissent, avec les orangers couverts en ce moment de leurs fleurs et de leurs fruits, des cédrats qui laissent pendre leurs lanternes jaune citron, des cyprès trois fois plus hauts que les petits toits verts qui entourent les jardins, des bananiers, des lilas du Japon, des cassies aux houppettes d’or parfumées, des daturas, des géraniums, un fouillis de plantes rustiques dans le plus complet désordre, comme si le jardinier avait dit à ces arbres et à ces fleurs : « Voilà l’espace que je vous ai donné : pas une herbe ne poussera hors de ces quatre carrés, au-dessous des allées brillantes réservées aux zelliges qui sont vos sœurs d’émail; mais là où vous êtes chez vous, croissez à votre fantaisie, je vous abandonne à Dieu… »
Et tout cela embaume, et tout cela verdoie et brille, les fruits des arbres, les fleurs des parterres, les rosaces des allées, les bouquets des portes peintes, un peu fanés par le soleil et dont les ors s’écaillent, les tuiles vertes des toits, et les mille couleurs qu’on voit luire dans la pénombre des chambres, et aussi dans ces précieuses alcôves ménagées sur un côté du jardin, où le maître du logis venait avec ses femmes prendre le thé, écouter de la musique, regarder passer la lune entre les fuseaux des cyprès.
Tout fait ici de l’harmonie : la géométrie et le désordre, l’abandon et l’artifice où l’émail et la fleur peinte se mêlent à la fleur vivante, cette nature presque rustique et cette élégance fardée, cette solitude et ce silence qu’anime, au croisement des allées, comme le maître d’orchestre de ce concert diapré, un jet d’eau sous un jasmin. Voici la poésie, voici l’art, voici le signe de toute belle chose : une volonté, une règle, un espace de tous côtés circonscrit, et dans ces bornes étroites un infini de liberté.
Qu’il est donc malaisé de peindre avec justesse le charme de l’Orient! A inventorier ces beautés si familièrement charmantes, si peu étonnées d’être là, si peu surprises de faire ensemble leur concert silencieux, plein de notes divines, si maniéré et si modeste à la fois, on a l’air d’un pédagogue qui cherche à découvrir, sous la lampe, ce qui fait le sortilège de quatre vers aériens d’un poète de la Perse. On dit : les choses sont ainsi; il y’a là une allée, des orangers et des cyprès; il y’a là un jet d’eau, une vasque de marbre, une étoile de zelliges. Mais quand on a dit tout cela et situé exactement chaque objet, l’oranger n’a plus de parfum, le cyprès ne s’incline plus avec sa grâce adolescente, les oiseaux se sont tus, les mille étoiles du jasmin ont disparu dans le feuillage, les grandes portes paradisiaques ont refermé avec effroi leurs vantaux d’or et de carmin sur les chambres de silence et d’ombre, qui font penser à des auberges où ne descendraient que des rêves…
Et comment les mots de chez nous ne s’égareraient-ils pas en parlant des choses d’ici! Ici, toute pompe est familière, toute grandeur coquette, toute beauté un peu mièvre. Avec cela, le naturel a toujours de la dignité, l’abandon n’est jamais vulgaire. Ce qui chez nous jure d’être ensemble, se trouve ici tout naturellement accordé. La grande cour, dallée de marbres blancs et verts, s’entoure d’une galerie de bois d’un bleu déteint, passé, d’une rusticité presque pauvre. De hautes et frêles graminées poussent sur les toits de tuiles vertes qui couvrent les pièces enchantées. L’eau s’échappe des vasques, ruisselle et baigne le marbre majestueux. D’innombrables pigeons vont et viennent sur les dalles chauffées au soleil, et dans ce silence inhabité leur promenade lustrée, noble, familière et roucoulante, est encore ce qui donne le mieux à mon esprit la mesure de la majesté du lieu.
Entre tous ces endroits charmants, un labyrinthe d’étroits couloirs, dont une porte où un esclave peut aisément barrer l’entrée; des murs nus, blanchis à la chaux; et dans le plafond un trou carré, traversé de barreaux de fer, par où descend la lumière. Pas la moindre décoration, comme si les corridors de cette vaste demeure n’avaient pas été achevés. Évidemment l’esprit arabe n’éprouve pas, comme le nôtre, le besoin d’une perfection totale. A quoi bon décorer un lieu où la vie ne séjourne pas? Ces couloires nus sont à l’image de ce pays, où de grands espaces vides séparent des endroits pleins d’agrément et de civilisation. Le sentiment qui tant de fois a inspiré la poésie arabe (le plaisir de retrouver l’eau courante, la verdure et l’ombre après le bled embrasé) guide aussi les architectes dans la construction des palais. C’est à dessein que dans les salles les plus richement décorées, la muraille reste nue et blanche entre les mosaïques qui règnent dans le bas, et le bandeau de plâtre qui porte sur sa dentelle la somptuosité du plafond. Et la même raison veut sans doute qu’entre les cours et les jardins d’émail on laisse ainsi les corridors à leur triste abandon, afin de multiplier le plaisir d’arriver à l’improviste dans un de ces enclos enchantés.»