Marrakech
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Voyage vers Marrakech : H00tel,Restaurant,Jardin Marrakech - Maroc

Place Jemaa El Fna dans les écrits d’Edith Wharton

Voyage au Maroc

« Marrakech 1917
«Aimeriez-vous voir les danses des petits Chleuhs?» demanda quelqu’un. « Les voici », ajouta un autre de nos compagnons, en montrant du doigt un cercle dense de spectateurs sur le côté d’une immense place poussiéreuse à l’entrée des souks, la « Place de la mort », comme on l’appelle, en souvenir des exécutions qui ont eu lieu sous une de ses sinistres portes rouges.
C’est une place bien vivante désormais, le centre de toute la vie, de toutes les distractions et de tous les ragots de Marrakech, et les spectateurs sont tellement agglutinés autour des conteurs, des charmeurs de serpents et des danseurs qu’il est impossible de deviner ce qui se passe à l’intérieur de chaque cercle autrement que par le monologue plaintif ou l’incessant battement des tambours qui en proviennent.
Oui - nous voulions vraiment voir ces danses. Depuis que nous étions au Maroc, nous n’avions pu assister à aucun spectacle de danse, de chant, ni même à aucune réjouissance ! Mais comment faire pour arriver jusqu’à eux ?
Sur un des côtés de la « Place de la mort », il y avait une grande maison, de construction européenne mais d’architecture orientale : les bureaux de l’administration municipale française. Le gouvernement français ne permet plus aujourd’hui que ses bureaux soient construits à l’intérieur des remparts des villes marocaines, et cette maison remonte à cette époque épique où le fantastique
Abd-el-Aziz l’offrit au caïd Sir Harry Maclean, dont il avait fait son compagnon favori en même temps que son conseiller militaire.
Nous suivîmes la suggestion des officiers municipaux et montâmes dans les étages d’où nous eûmes le loisir de considérer la place bondée en contrebas. Il est impossible de trouver vue plus orientale de ce côté de l’Atlas et du Sahara. La place est entourée de maisons basses en terre, de fondouks, de cafés et d’autres établissements du même genre. Dans un coin, près du porche menant aux souks, se trouve le marché aux fruits, où des régimes dorés de dattes non mûres servant de fourrage pour les animaux, sont empilées en tas immenses, et où vont et viennent des douzaines d’ânes, les paniers pleins de fruits et de légumes qui, déchargés sur le sol, constituent autant de splendides pyramides : aubergines pourpres, melons, concombres, potirons orange clair, oignons mauves, roses et violets, grenades rouge foncé, raisins dorés de Sefrou et de Salé, le tout mêlé à des gerbes fraîches de menthe verte et d’absinthe.
Le milieu de la place était occupé par les auditeurs enturbannés des conteurs. Au-delà, autour des charmeurs de serpents aux boucles folles, aux gestes épileptiques et aux incantations sifflantes, se tenaient des foules plus réduites et, plus loin encore, à l’intérieur du cercle le plus dense de tous, nous pûmes discerner les têtes rasées et les bras virevoltants des petits, danseurs. Sous un porche voisin, montée sur une belle mule et entourée de ses serviteurs, une personnalité vêtue de mousseline blanche, le visage immobile et les yeux baissés, suivait gravement les mouvements des danseurs.
Soudain, un halo de lumière rougeâtre submergea la scène extraordinairement animée que nous avions sous les yeux, et un de nos compagnons s’écria : « Oh, une tempête de poussière !»
La tempête était déjà sur nous. Un nuage, rouge, qui venait de nulle part et envahissait la place, faisait voler les régimes de dattes au-dessus de la tête d’une foule recroquevillée, renversait les étalages de fruits et de légumes, déracinait les auvents en toile sur les terrasses des limonadiers et aux portes des cafés, repoussait les ânes aveuglés sous les murs du fondouk et dénudait jusqu’aux hanches les esclaves noires qui rentraient des souks.
Une telle rafale aurait immédiatement dispersé n’importe quelle foule occidentale, mais « l’Orient patient » ne broncha point, fit le dos rond devant elle et continua de suivre attentivement les mouvements des danseurs et les expressions des conteurs. À certains endroits le vent devint tellement violent que des spectateurs furent pris dans l’effondrement de tentes, les tourbillons de régimes de dattes, la débandade des mules, et la place finit par s’éclaircir. Seuls les auditeurs des conteurs les plus populaires restèrent assis et ne bougèrent pas. Mais, alors que la tourmente était au faîte de son intensité, une cavalcade sur la place les dispersa eux aussi. En tête venait un homme joliment habillé, qui serrait sur le pommeau de sa selle un petit garçon dans un caftan orange brodé d’or, et tenait un livre grand ouvert devant lui. Derrière suivaient un cortège d’hommes drapés de blanc sur des mules aux harnais rutilants puis des musiciens en habits brillants. Il s’agissait seulement de la procession d’une cérémonie de circoncision qui se dirigeait vers la mosquée mais, au milieu de son nuage de poussière, le cavalier aux riches atours qui maintenait l’enfant émerveillé contre sa poitrine ressemblait à quelque prince oriental cherchant à fuir avec son fils les brûlantes étreintes des vierges du désert.
Aussi rapidement qu’elles s’était levée, la tempête cessa, laissant, sous un ciel à nouveau aussi clair et innocent qu’un œil d’enfant, un marché aux fruits dévasté. Les petits Chleuhs s’étaient évanouis avec les spectateurs, comme des marionnettes qu’un enfant impatient aurait fait disparaître dans un tiroir. Mais on nous dit qu’ils n’allaient pas tarder à réapparaître avec le coucher du soleil, et nos hôtes nous conduisirent sur le toit de la maison du caïd.»


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