Place Jemaa el Fna dans les écrits de Raymond Boissier
Dans Marrakech la Rouge
« Marrakech, novembre 1917
Drelin, drelin ! Le son maigre d’une clochette. Drelin, drelin ! C’est le porteur d’eau. Vieux déjà, le cuir tanné, la gueule terreuse et la tignasse grise, jambes nues, bras nus, musclé en hercule, il s’avance péniblement, déjeté d’un côté sous le faix pesant de l’outre gonflée d’eau. Poilue, noire, dégoulinante et flasque, on la prendrait de loin pour une bête morte, si l’on n’apercevait soudain le long tuyau de cuivre que l’homme bouche de son index. Drelin, drelin ! Qui donc a soif ?
Un client : l’index se lève, livrant passage au jet limpide qu’il recueille dans une mesure attachée à sa ceinture, par une chaîne. L’assoiffé boit à long traits, s’essuie d’un revers de main, tend une piécette, s’éloigne et se noie aussitôt dans la foule qui se referme sur lui. Drelin, drelin ! Le porteur d’eau est reparti, ruisselant et déhanché…
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Son éventaire est rustique : une simple table en X supportant la balance faite de deux paniers suspendus à un fléau de roseau ; une feuille de palmier pour chasser d’un geste large et lent les mouches tenaces : autour de lui se pressent les enfants qui le dévorent des yeux, lui et sa marchandise, car il vend des choses succulentes : de la bonne guimauve entourée autour d’un bâton, des cailloux de nougat, des caramels au miel poudrés d’un granité de cumin, d’écœurants macarons au beurre rance ou les délicieuses cornes de gazelle, farcies de cannelle et d’amande pilées...
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Nom loin le qaouadji, comme chez nous le bistrot ; il a pris la meilleure place ; malin, il a creusé profondément le sol pour s’abriter et sa tente recouvre une cave ; on y pénètre courbé, et dès l’entrée, on baigne dans l’ombre fraîche ; autour du fourneau cimenté, où bout toujours une chaudière, des formes floues gisent, couchées à même la terre battue, fumant les longues pipes minuscules, silencieuses, béates, inexistantes… Pendant ce temps le qaouadji, d’un geste grave de potard, mélangé dans de petites mesures de fer blanc, le sucre, le café, les pois chiches, l’orge pilée…
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De tous ces types bigarrés de la foule, celui qui nous étonne le plus, car rien n’y correspond chez nous, c’est le conteur. Ils sont trois à se disputer les faveurs du public, deux sur la place même, au milieu des bateleurs, et l’autre, le plus choyé, à l’écart, contre un grand pan de mur qui le baigne d’ombre, pas d’orchestre, pas même le classique bendaïr, il n’a nul besoin d’artifice ni de décor. Grand, mince, sec comme un sarment, gris de poil et marron de cuir, la figure tannée qu’éclairent des yeux expressifs, il conte ses histoires merveilleuses. Il conte ? Non, il déclame, il chante, il joue, il danse, il mime, tantôt rampant sur le sol, les épaules rentrées, le geste rare et la voix mourante, tantôt se redressant de toute sa taille et faisant bouffer sa djellaba ; il rit de toutes ses dents, il interroge, il mêle les assistants à son récit, et puis, crac, au moment le plus pathétique, il s’interrompt et fait la quête : «Si vous voulez, ô croyants, connaître la fin de l’histoire, donnez, donnez des mouzouna et le conteur vous la dira ! »
En fermant les yeux, en écoutant les alternances de silence anxieux et les fusées de rire qui secouent les panses, on se croirait à un quelconque guignol dont les spectateurs auraient pris de l’âge. Il les tient bien, le charmeur !...
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…On imaginerait avec peine des pères Jésuites sur une estrade à la foire à Neuilly, soufflant dans un trombone ou tapant des cymbales avant de faire les poids ou la lutte romaine ! Ici, rien n’étonne. La pieuse confrérie des Ould Sidi Moussa, dont le berceau est dans le Sous, comprend des fidèles zélateurs d’Allah, en même temps qu’acrobates habiles. Réunis en petites bandes, ils parcourent l’Afrique du Nord, s’arrêtant longuement aux places saintes, mais ils ne dédaignent pas s’expatrier et les grands music-halls du monde entier les voient défiler sur les planches. La mise en scène est ici moins somptueuse ; pendant que le pitre débite ses calembredaines et reçoit des taloches, les autres travaillent, sautent, cabriolent, marchent sur les mains, exécutent les jeux icariens classiques, et l’impresario, entouré d’un cercle de musiciens, implore la charité publique au nom d’Allah miséricordieux…
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Les danseurs ! Ils sont charmants à voir de loin, mais d’une fréquentation peu recommandable. Au son des tambourins, des guenibri et des flûtes, ils dansent, tournant comme des toupies, sautillant d’un pied sur l’autre, comme un poulet qui se brûle les pattes, voltant, pointant, dessinant des ronds de jambe, esquissant des entrechats. Ils sont charmants, coiffés d’une toque cerise ornée de sequins d’or, vêtus d’une culotte de toile blanche aussi indécente qu’un maillot, et d’une courte veste à l’andalouse dessinant les reins ; leurs mains et leurs pieds rougis au henné, leurs yeux allongés et estompés au koheul en font de troublants personnages…
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Que reste-t-il à visiter ? Les gens graves de la faculté ; le toubib accroupi, l’œil fixe et fascinateur, une main posée sur le recueil de formules magiques, et surtout le pharmacien, son voisin et compère. La pharmacopée arabe ne le cède en richesse qu’a la matière médicale chinoise ; l’officine d’un apothicaire marocain comprend un choix assez respectable de médicaments. Il y a là des piquants de porc-épic, des becs d’aigle, des lézards séchés ou des peaux de chats ; à côté, dans de vieilles boîtes à conserve, du bicarbonate et du sulfate de soude ! Des morceaux de roseau contiennent de l’arsenic ou du sublimé idoines à se débarrasser des gêneurs ou des créanciers, la poudre de cannelle excellente pour les yeux malades, et l’antimoine, fort propre à parer les yeux sains. Dans un estomac de mouton, voici de la poix qui guérit les maladies de la peau, tandis que ce mélange de henné et de mica s’adresse aux maladies utérines les plus tenaces. Pour les bronches délicates, voici des roses de Provins et des violettes desséchées, du savon noir pour les galeux, de la saponaire pour les élégants, du gingembre pour les amants fatigués…